Sous le couvert de protéger la démocratie, Microsoft et les Gafa menacent de plus en plus notre liberté d’expression, s’inquiète l’écrivain belge.
On a tellement été occupés ces derniers temps par les lois anti-fake news (promulguées en décembre avec l’aval d’un Conseil constitutionnel conciliant) qu’on en a presque oublié la menace que font peser sur la liberté de s’exprimer les géants du numérique, des entreprises bien décidées à nous aider à penser comme il faut. Sur ce plan, Microsoft affiche un zèle exemplaire. Il y a quelques mois, on apprenait par exemple que Word, son incontournable traitement de texte, embarquait désormais une fonction destinée à alerter l’utilisateur sur le caractère offensant des termes et expressions qu’il frappe. Si vous tapez « nabot », un signal vous dira que ce terme peut être mal perçu par certaines personnes et vous suggérera de le remplacer par je ne sais quelle périphrase lissée. J’invente l’exemple, mais je n’exagère pas.
Inutile d’être visionnaire pour deviner que cette fonction est promise à de brillants perfectionnements, et qu’il sera un jour impossible de taper trois mots sans déclencher un torrent d’alertes, voire l’autodestruction du document et, qui sait, un signalement automatique à je ne sais quelle officine publique qui vous enverra un mail comminatoire afin de vous rappeler les bonnes pratiques. On peut même imaginer que, pour punir le contrevenant, il faudra débloquer le logiciel en tapant une lettre d’excuse et en signant une charte de bonne conduite, élaborée en partenariat avec des associations. Une option permettra de désactiver ces contrôles pour permettre aux chercheurs et aux militants de saisir les expressions litigieuses, à la seule fin de les critiquer.
Société utopique et unanimitaire
Cela ressemble à un film de science-fiction. Mais c’est ce qui nous attend. À croire que, sous le couvert de protéger la démocratie et de lutter contre les fake news, Microsoft et les Gafa se sentent une mission régénératrice, celle de prendre les gens par la main et de penser à leur place, en vue d’aboutir à cette société utopique et unanimitaire qu’a si bien décrite le romancier Dave Eggers dans Le Cercle, sa terrifiante satire anti-Google. Nouveau signe de cette tendance : Microsoft vient d’annoncer que son navigateur Edge (successeur d’Explorer) inclura désormais l’application Newsguard, qui indique à l’utilisateur si les sites qu’il consulte sont fiables au moyen de pastilles vertes et rouges – une initiative proche du célèbre « Décodex » du quotidien Le Monde.
Il suffit de réfléchir deux minutes pour deviner que ce n’est qu’une première étape, et que la firme de Seattle ne s’arrêtera pas là. Étape 2 : bientôt, l’application sera activée par défaut, au lieu de l’être par décision de l’utilisateur. Étape 3 : elle deviendra impossible à désactiver. Étape 4 : Edge, avant de vous laisser aller sur une page jugée non fiable par Newsguard, ouvrira une boîte de dialogue pour vérifier si vous êtes sûr de ce que vous faites. Étape 5 : Newsguard vous refusera carrément l’accès aux sites non fiables, afin que vous ne soyez pas confrontés à des informations supposément fausses ou trompeuses. Ainsi dotés d’un petit KGB portatif, vous pourrez naviguer en toute confiance sur Internet, tant que vous ne sortirez pas des douze ou quinze sites jugés conformes.
« Dormez tranquilles, braves gens… »
Vous me direz que j’exagère, qu’il suffira de ne pas utiliser les logiciels Microsoft pour être à l’abri de ces intrusions délirantes dans notre liberté. Fort bien. Mais que se passera-t-il le jour où la plupart des navigateurs grand public embarqueront Newsguard d’office (ou telle autre application du même genre), puis glisseront sur la pente fatale que je viens d’imaginer ? Il ne restera plus qu’à prier pour que les gestionnaires de ces applications soient honnêtes, et qu’ils évaluent les sites en toute impartialité. Le simple fait d’écrire la phrase qui précède, naturellement, suffit à déclencher l’hilarité. Prenez Newsguard : l’advisory board de cette noble institution comprend l’ancien directeur de la communication de la Maison-Blanche, un ancien directeur de la CIA et l’ancienne plume de Condoleezza Rice, entre autres experts de haut vol.
Faut-il en dire plus ? Il va de soi que de telles personnalités sont vaccinées contre toute œillère idéologique, inaccessibles à toute influence politique ou commerciale, et qu’on peut faire une confiance absolue à leur loyauté et à leur sens du pluralisme. D’ailleurs, certains sont issus de l’administration Bush et d’autres des administrations Clinton et Obama, signe que Newsguard ne peut pencher d’aucun côté. Alors ! Dormez tranquilles, braves gens, Microsoft s’occupe de tout. Grâce à la firme de Redmond, vous bénéficierez d’un Internet sûr, sain, garanti sans idée trouble ni carabistouille. N’est-ce pas réconfortant ? À des gens si bien intentionnés, on aurait presque envie de confier nos enfants. En fait, c’est prévu : il paraît que la firme de Redmond met le paquet pour placer ses billes dans les écoles, une polémique ayant d’ailleurs eu lieu à ce sujet chez nous, il y a trois ans. Cela doit être l’étape 6 du plan : un jour, Microsoft n’aura même plus besoin d’aider ses utilisateurs à naviguer dans les clous, la firme les aura éduqués pour qu’ils n’aient plus l’idée d’en sortir. Il n’est pas beau, le futur ?
Source : www.lepoint.fr